Le ñ de la discorde : retour sur le contentieux Fañch et la transcription des noms et prénoms non français dans l’état-civil français – Eneritz Zabaleta

La question de la transcription dans les actes d’état-civil français des prénoms a donné lieu à une polémique juridique récemment. Cette polémique voit se confronter les tenants du principe de l’usage exclusif de la langue française dans les actes de l’état-civil et les partisans d’une ouverture de ces actes aux orthographes usitées dans les langues régionales de France.

La polémique a démarré le 11 mai 2017 lorsque, suite à la naissance de leur petit garçon, un couple de Quimpérois s’est vu refuser la transcription par le service de l’état-civil de la commune du prénom breton Fañch, qui a été transposé en Fanch, au motif que le tilde n’était pas un signe diacritique utilisé dans la langue française. Suite à la polémique suscitée par ce refus, les services de l’état-civil acceptent la transcription du prénom dans sa graphie bretonne. Las, le Procureur de la République de Rennes, gardien du respect de la légalité par les officiers de l’état-civil, conteste cette décision en justice et ouvre le volet judiciaire de l’affaire.

Ce contentieux résonne grandement à certains parents catalans ou basques, puisque des refus similaires avaient été répertoriés pour des prénoms catalans ou basques présentant des signes diacritiques non utilisés en langue française. Au début des années 2000, l’affaire relative au prénom catalan Martí avait donné lieu à un contentieux fourni qui était arrivé jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme.

Les principes juridiques en jeu

Ce premier contentieux avait été l’occasion de poser les données du problème juridique dans cette affaire. En effet, un conflit de normes apparaît entre des dispositions garantissant, d’une part, la liberté de choix du prénom par les parents et des dispositions imposant le principe d’usage exclusif du français dans les services publics et, par conséquent, dans les actes de l’état-civil.

C’est au Tribunal de grande instance de Perpignan, le 13 février 2001, puis à la Cour d’appel de Montpellier le 26 novembre 2001, qu’est revenue la tâche de concilier ces dispositions contradictoires. En effet, d’un côté, l’article 57 du code civil garantit la liberté de choix du prénom de l’enfant par les parents en disposant que : « les prénoms de l’enfant sont choisis par leur père et mère ». D’un autre côté, l’instruction générale relative à l’état-civil français de 1999 précise, en se fondant sur le principe d’usage obligatoire du français consacré par l’article 2 de la Constitution et la loi du 4 aout 1994, que : « Les actes doivent être rédigés en langue française (…). Il s’ensuit notamment que l’alphabet utilisé doit être (…) le seul alphabet utilisé pour l’écriture de la langue française ». Or, cet alphabet, s’il utilise certains signes diacritiques, en exclut d’autres qui sont utilisés par d’autres langues, et notamment des langues régionales usitées en France comme le catalan, la langue basque ou le breton.

Prenant acte de ces obligations, le juge estime que la liberté de choix du prénom instaurée par le code civil ne peut faire échec à l’obligation d’usage du français et de son alphabet dans les actes de l’état-civil. Ainsi, si l’officier de l’état-civil doit accepter de transcrire les prénoms de langue étrangère ou régionale, ces derniers doivent être orthographiés « à la française » et en excluant donc les signes diacritiques non utilisés en français. Ainsi, le prénom Iñaki sera retranscrit en Inaki, ou le prénom Martí sera orthographié Marti.

Soucieux de faire respecter strictement cette règle, le Gouvernement précise ce qu’il faut entendre par signes diacritiques utilisés en français et dresse, dans une circulaire du 23 juillet 2014, une liste des signes acceptés en langue française (il s’agit des signes suivants : à – â – ä- é – è – ê – ë – ï – î – ô -ö – ù – û – ü- ÿ-ç).

Estimant leurs droits fondamentaux violés, les progéniteurs du petit Martí saisissent la Cour européenne des droits de l’Homme à la suite de l’inadmission par la Cour de cassation de leur pourvoi le 2 mars 2004 et du conséquent épuisement des voies de recours en droit interne. En effet, si le principe de liberté de choix du prénom de ses enfants est garanti par le code civil, il découle également du droit au respect à la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (voir en ce sens : CEDH du 22 février 1994, Burghartz c. Suisse, CEDH du 8 novembre 2001, Šiškina et Šiškins c. Lettonie, CEDH du 7 décembre 2004, Mentzen alias Mencena c. Lettonie).

Toutefois, la Cour européenne, dans un arrêt du 25 septembre 2008 déclare le recours de la famille Baylac et Suarez irrecevable. En effet, la Cour de Strasbourg précise qu’en matière linguistique, la liberté de choix linguistique du prénom « ne fait pas partie des matières régies par la Convention » et que, par conséquent, une marge d’appréciation particulièrement large est laissée aux États membres dans les règles relatives aux noms et prénoms (CEDH du 25 septembre 2008, Baylac Suarez c. France, p. 12). Par conséquent, seule un désagrément particulièrement important et pouvant porter atteinte à l’identification personnelle de l’enfant peut justifier une violation de l’article 8 de la Convention en matière de régulation linguistique des prénoms. Estimant, suite à un contrôle in concreto, qu’un tel désagrément n’est pas appréciable en l’espèce, la Cour estime la requête irrecevable et valide le principe français de l’acceptation des prénoms non français par l’état-civil à condition qu’ils soient orthographiés « à la française ».

 

Le ñ un signe diacritique utilisé en langue française ?

Ainsi éclairée par le contentieux Martí des années 2000, l’affaire du petit Fañch paraissait entendue. Le recours du Procureur de la République demandant la rectification de la transcription par l’officier d’état-civil de Quimper du prénom dans sa graphie bretonne (Fañch) et son remplacement par la graphie « à la française » (Fanch) avait toutes les chances d’aboutir. C’est dans ce sens qu’a statué le Tribunal de grande instance de Quimper, en demandant le 10 juillet 2017 à la famille du petit Fañch de faire rectifier l’acte de l’état-civil transcrivant le prénom selon sa graphie bretonne, et de faire donc supprimer le tilde du ñ. Cette demande se traduit par l’annulation par le tribunal dans son jugement du 13 septembre 2017 du rectificatif apporté par l’officier de l’état-civil et qui transcrivait le prénom Fañch avec son tilde breton.

Mécontents face à cette injonction juridictionnelle, les parents saisissent la Cour d’appel de Rennes. C’est alors que s’est produit le coup de théâtre, puisque la juridiction rennaise décide dans un arrêt du 19 novembre 2018 de faire droit à la demande des requérants et d’accepter la légalité de l’inscription du prénom Fañch selon sa graphie bretonne.

L’argumentation suivie par la Cour d’appel pour arriver à cette conclusion, si elle reflète un esprit conciliateur évident, pose le débat sur le plan linguistique lui-même. Afin de valider l’inscription du prénom selon sa graphie bretonne, la Cour procède à un contrôle in concreto de l’usage dans la langue française du tilde de la lettre ñ. Alors que la circulaire du 23 juillet 2014 exclut ce signe diacritique des signes utilisés en langue français, le tribunal constate que le ñ est bien utilisé en français, puisque ce signe « figure à plusieurs reprises dans le dictionnaire de l’Académie française, dans le dictionnaire Larousse et le Petit Robert ». Ce faisant, la Cour admet implicitement que l’autorité administrative auteure de la circulaire de 2014 a réalisé une erreur de fait en excluant tilde du ñ des signes diacritiques utilisés en langue française. C’est donc parce qu’elle considère le ñ comme un signe diacritique de langue française que la Cour d’appel autorise la transcription du prénom Fañch selon sa graphie bretonne.

La Cour fait également référence à des précédents où l’administration avait admis l’utilisation du ñ dans des documents officiels. C’est le cas d’actes d’état-civil où les officiers de l’état-civil avaient accepté de transcrire le prénom Fañch dans sa graphie bretonne (à Paris et à Rennes), ou d’arrêtés présidentiels de nomination de hauts fonctionnaires dont le patronyme était orthographié en utilisant la lettre ñ.

Voilà donc les dispositions de la circulaire remises en cause par la Cour d’appel, et le tilde de la lettre ñ intégrée aux signes usités en langue française. Le juge, par le truchement de son contrôle in concreto, devient ici linguiste et s’oppose à la sorte de police de la langue établie par la circulaire du 23 juillet 2014.

Cette solution, qui reflète toutes les difficultés relatives à la transcription de certains prénoms en langue régionale dans les actes de l’état-civil, n’est pas nouvelle. Le Tribunal de grande instance de Perpignan avait précédemment eu l’occasion de valider l’inscription à l’état-civil des prénoms catalans Lluís (jugement du TGI de Montpellier du 27 septembre 2001), Joan-Lluís (jugement du TGI de Perpignan du 13 janvier 2004) ou Alícia (jugement du TGI de Perpignan du 16 février 2006), selon leur graphie catalane, et n’avait pas estimé nécessaire de chasser l’accent aigu du i.

C’est à ce moment que la situation devient paradoxale, voire, inextricable. Si, pour l’administration, plusieurs signes diacritiques utilisés dans des langues régionales parlées en France sont exclues de la langue française (le ñ ou le í en l’espèce), certains tribunaux peuvent décider que ces signes figurent dans des dictionnaires de langue française et ne sont donc pas étrangers à cette langue.

Sans s’immiscer dans ce débat de linguistes menés par des autorités administratives et juridictionnelles,. Comment être sûr que la transcription d’un prénom présentant un tilde sur le n ou un accent aigu dans une lettre autre que le e sera acceptée par l’officier de l’état-civil, le Procureur de la République, ou l’autorité judiciaire ?

Le rejet par la Cour de cassation le 17 octobre 2019 du pourvoi intenté par le Procureur de la République de Rennes contre le jugement de la Cour d’appel semblait clore le débat pour le petit Fañch. Ce dernier était définitivement autorisé à porter son prénom accompagné du tilde dans son acte de naissance.

Toutefois, l’administration sait se montrer têtue, et voilà qu’une deuxième affaire Fañch est apparue. Le 18 novembre 2019, soit un mois après le rejet du pourvoi par la Cour de cassation, un nouveau Fañch nait à Morlaix et ses parents font inscrire son prénom selon la graphie bretonne par l’état-civil de la commune morlaisienne. Las, le Procureur de la République ordonne la correction de la transcription dans l’acte de naissance du prénom afin de faire disparaître le tilde du ñ. Le Procureur se réfère une nouvelle fois à la circulaire du 23 juillet 2014 excluant ce signe des signes diacritiques utilisés en français pour justifier son injonction, alors même que les tribunaux avaient estimé légale la transcription du prénom selon la graphie bretonne lors de la première affaire Fañch.

C’est ainsi que le débat de linguiste se poursuit entre le Procureur de la République et la Cour d’appel de Rennes, confirmant la situation d’insécurité juridique dans laquelle se trouvent les parents souhaitant prénommer leurs enfants dans des prénoms portant ces signes diacritiques. Le Procureur confirme son souhait de voir une décision rapide des tribunaux et de la Cour de cassation, qui ne s’était pas prononcée sur le fond de l’affaire lors de son arrêt du 17 octobre 2019.

Aux différents élus qui avaient exprimé leur soutien aux parents du petit Fañch, le Procureur leur répond de manière sèche : « à eux de déposer un projet de loi » afin de faire évoluer le droit, éclairé par la circulaire du 23 juillet 2014, qui n’autorise pas l’inscription de ces signes diacritiques.

Sur ce dernier point, le Procureur a été entendu, puisque plusieurs députés menés par le député du Morbihan Paul Molac ont déposé une proposition de loi qui prévoit notamment d’amender l’article 57 du code civil afin d’y inscrire la disposition suivante : « Les signes diacritiques des langues régionales sont autorisés dans les actes d’état civil ». La proposition de loi sera débattue à l’Assemblée nationale le 14 février prochain. L’occasion certainement de transférer le débat sur les signes diacritique du domaine linguistique au terrain juridique, et d’intégrer une disposition plus conciliante à l’égard de l’usage des langues régionales par les autorités publiques françaises.

Eneritz Zabaleta
Docteur en droit public
Université de Pau et des pays de l’Adour
Institut d’études ibériques et ibéro-américaines
UMR DICE 7318

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